De l’Argent à brûler ?
SYLVIE FANCHETTE1
FRANÇOIS CARLET-SOULAGES2
Comme s’il n’y avait pas déjà assez de gens à la maison comme ça, les croyances traditionnelles vietnamiennes placent les morts fermement parmi les vivants, sauf qu’ils sont tout simplement dans un monde parallèle. Or, dans cet autre monde, on a toujours besoin de se nourrir, s’habiller, se loger, se déplacer et même de se divertir (cela doit ressembler un peu à l’enfer, non?).
Afin de solliciter la bienveillance de leurs ancêtres, les vivants doivent «s’occuper» des morts, entre autres choses en leur envoyant, par le truchement de la fumée, des cadeaux sous forme d’objets en papier votif. Les plus courantes de ces offrandes inflammables sont des faux billets de banque (en coupures de 50 000 VND pour les villageois, 100 USD pour les nouveaux riches urbains, souvent imprimés que d’un seul côté), qui sont brûlés à plusieurs moments, à commencer par le 1er et le 15e jours du mois lunaire. Ces dates sont également des occasions pour se rendre à la pagode et pour présenter des offrandes sur les autels des ancêtres à domicile. Pour celui qui loue une maison au Vietnam, le bail comprendra souvent une clause garantissant au propriétaire l’accès toutes les deux semaines à l’autel des ancêtres laissé dans la maison. Les fantômes d’anciens propriétaires sont apparemment peu enclins aux déménagements – et par ailleurs leur présence inhibe l’installation de fantômes locataires: le régime immobilier dans l’au-delà est décidément aussi compliqué qu’ici-bas.
Les autres cérémonies importantes où l’on met le feu aux sous et autres simulacres comprennent les anniversaires de mort des ancêtres, la fête Tết Trung Nguyên 3 (15e jour du 7e mois lunaire, la fête des âmes errantes) et des rites ponctuels destinés à solliciter de petites choses comme une bonne récolte, un enfant, la paix… Cette pratique est une prolongation symbolique de celle d’autrefois, où le défunt était enterré avec de l’argent, des habits, du riz et du sel, sa boîte de bétel préférée, même des outils. Dans les hauts plateaux du centre du Vietnam, certaines ethnies ont conservé ces gestes, en y rajoutant souvent de vieux vélos (accidentés ou au moins cassés: ça remarchera dans l’empire des ombres, pas la peine donc de gaspiller un véhicule encore utile).
Après 1945, dans une volonté de réduire les pratiques superstitieuses, le commerce des objets en papier votif a été interdit. Des décennies de guerres meurtrières et de famine ont suivi, beaucoup de jeunes gens sont morts sur les champs de bataille et dans les villages. Les survivants n’ont pas voulu vivre le dos tourné à leurs morts et les pratiques sont revenues.
Comme l’on peut facilement observer dans la rue Hàng Mã 4 à Hà Nội, le commerce de ces objets est de nouveau florissant: tradition et modernité se côtoient sans heurts, puisqu’on peut y acheter, tout en papier ou en carton, en plus des vrais-faux billets de banque, des habits officiels de mandarin, des animaux mythologiques, des arbres en or ou en argent, des chaussures, des chevaux, des vélos, des motos, des voitures, des maisons – même des soucoupes volantes… Beaucoup de ces objets sont fabriqués et également disponibles à Đông Hồ5; si vous en achetez pour vos aïeux, n’oubliez pas d’apporter une boîte d’allumettes pour pouvoir les envoyer directement.
REMARQUES :
1: SYLVIE FANCHETTE, est docteur en géographie, diplômée de l’Université de Paris VIII. Depuis octobre 1993, elle est chargée de recherche à l’IRD, Institut de Recherche pour le Développement. Elle s’intéresse aux processus d’urbanisation des campagnes dans les deltas très peuplés (fleuve Rouge, Nil, Niger…). Elle vit depuis plusieurs années au Vietnam où elle dirige un programme de recherches sur «le développement des villages de métier dans le contexte du processus de périurbanisation autour de Hà Nội».
2: FRANÇOIS CARLET-SOULAGES, photographe depuis 1997, est établi depuis 2002 à Hà Nội au Vietnam. En 2008, il a ouvert l’agence photographique NOI Pictures à Hà Nội, qui représente plusieurs photographes, aux spécialités hétéroclites, venus des quatre coins du monde. L’agence NOI Pictures diffuse également une banque d’images sur le Vietnam.
3: Tet Trung Nguyen à la pleine lune en juillet. Les anciens croyaient selon le livre du Bouddha, considérant que ce jour était le jour où les morts étaient pardonnés, le jour pour annoncer la piété filiale de leurs parents, donc aux pagodes, ils faisaient souvent un sacrifice végétarien et priaient pour Vu Lan. Le jour de la pleine lune du septième mois lunaire, il y a 2 jours d’adoration. La cérémonie d’adoration est longtemps pratiquée chez les folkloriques en juillet, jour complet de la mort des morts (pardonner à tous les morts), beaucoup de gens l’appellent l’esprit d’adoration. Les croyances populaires selon lesquelles il s’agit d’une cérémonie pour adorer des âmes qui n’ont aucun endroit sur lequel s’appuyer, aucun parent sur terre pour adorer ou se perdre, ou à cause d’une certaine injustice. Le même jour de pleine lune de juillet, il y a une cérémonie Vu Lan, qui vient de l’histoire de Đại Mục Kiều Liên. Vu Lan est considéré comme une cérémonie de prière pour la super libération des sept générations de parents et grands-parents, issue de la piété filiale. Depuis quelques années, le festival Vu Lan a également une coutume (une rose sur la chemise) pour exprimer la piété filiale de l’enfant envers les parents.
4: Hàng Mã ,
5: Đông Hồ,
NOTES :
◊ Source: À la Découverte des Villages de Métier au Vietnam, IRD (Institut de Recherche pour le Développement), Thế Giới Éditions, Hanoi, 2009, p. 151.
◊ Les italiques, les lettres en couleur et les remarques sont définis par Ban Tu Thư – thanhdiavietnamhoc.com.
BIBLIOGRAPHIES :
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◊ FANCHETTE S., 2007 – The development process of craft and industrial village (CIV) clusters in Hà Tây and Bắc Ninh province (Vietnam): from village initiatives to public policies. Vietnamese Studies, 3 (165), Éd. Thế Giới, Hà Nội : 5-30.
◊ HOÀNG TRỌNG PHÚ, 1932 – Les industries familiales. Atelier d’arts indigènes de Hà Đông, monograph.
◊ HOCQUARD C. E., 1999 [1885] – Une campagne au Tonkin, Paris, Arléa, 683 p.
◊ HUARD P., DURAND M., 1954 (reprinted 2002) – Connaissance du Việt-Nam. Paris, École française d’Extrême-Orient, 357 p.
◊ HUNTER D., 1947 – Paper makingin Indochina. Chillicothe Ohio, USA, Mountain House Press, 107 p.
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◊ NGUYỄN XUÂN LAI, 1979 – Craft Industries in the Présent Period. Vietnamese Studies, 62: 7-62.
◊ TRẦN MINH YẾN, 2004 – Traditional craft village in industrialization and modemization processes, Hà Nội, Social Sciences Publishing House.
◊ TRẦN QUỐC VƯỢNG & ĐỖ THỊ HẢO, 1996 – Nghề Thủ công truyền thống Việt Nam và các vị tổ nghề, Edition de la culture traditionnelle, Hà Nội.
BAN TU THƯ
10 /2020