L’INDOCHINE Française – TONKIN – Partie 1
PAUL DOUMER
Il y avait à Saigon, à mon arrivée, un bateau de l’escadre d’Extrême-Orient autre que le Bayard1. C’était l’Isly, un petit croiseur moderne, bon marcheur, et qui me convenait tout à tait pour me rendre au Tonkin. L’amiral LA BÉDOLLIÈRE2 le mit à ma disposition et nous partîmes.
Ma famille était installée à Saigon, où les services de mon Cabinet fonctionnaient déjà partiellement. J’emmenais avec moi au Tonkin le commandant NICOLAS3, M. HOLTZ4 et le lieutenant DUBOSC5. Le commandant NICOLAS devait prendre la direction du bureau militaire que je complais laisser fonctionner à Hanoï, meme en mon absence, une partie du bureau seulement restant près de moi, à Saigon. M. HOLTZ, sous-chei de cabinet, était destiné à résider, lui aussi, à Hanoï. Le lieutenant DUBOSC, qui remplissait les fonctions d’officier d’ordonnance, aurait à m’accompagner, au retour comme à l’aller. Le chef du cabinet, M. LUCIEN FAURE6, restait à demeure à Saigon, avec l’ensemble des services civils du Cabinet. C’était là que le travail se centraliserait, tant que j’aurais en Cochinchine mon principal établissement. Le chef du bureau militaire et la majeure partie du bureau avaient leur siège naturel à Hanoï, où était le commandant en chef des troupes de l’Indo-Chine. Lorsque je me rendrais au Tonkin pour un séjour prolongé, mon Cabinet suivrait; la fraction saigonnaise du bureau militaire suffirait pour m’y représenter, faire le travail utile et recevoir pour moi les personnages à qui j’offrirais l’hospitalité.
Tout étant ainsi réglé, et le télégraphe aidant, je pouvais poursuivre mon voyage de reconnaissance de l’Indo-Chine, prendre au fur et à mesure les décisions utiles et expédier ce qu’on est convenu d’appeler les affaires courantes.
De Saigon au Tonkin
Je m’embarquai sur l’lsly, où l’amiral LA BÉDOLLIÈRE me présenta le capitaine de vaisseau PILLOT, commandant du croiseur, le second et les officiers du bord ; puis il nous quitta pour permettre l’appareillage. L’Isly se détacha lentement de l’appontement, leva son ancre et se mit en route à travers le port de guerre et le port de commerce.
Le commandant m’avait cédé son appartement, chambre, cabinet de toilette et salon, et il fallut toute mon insistance pour qu’il consentît à partager avec moi cette dernière pièce. Il s’excusa de ne pouvoir jamais paraître à table, à l’heure des repas. Depuis des semaines, il était malade et ne mangeait plus. Il se soutenait en prenant chaque jour quelques verres de lait conservé. J’appris, de la bouche de ses officiers, que sa maladie allait s’aggravant, qu’il devait rester couché, aurait dû même être à l’hôpital depuis plusieurs jours. Il croyait de son devoir de demeurer à son poste tant qu’il avait un peu de force physique et que son intelligence restait lucide; il avait voulu se tenir debout, à côté do l’amiral, pour me recevoir, dissimulant et sa grande faiblesse et ses souffrances.
Quand je montai sur la passerelle pour voir la sortie du port et la descente de la rivière, je trouvai le commandant PILLOT couché sur une chaise longue, suivant de ses yeux brillants de fièvre Ies mouvements de l’officier de quart, du pilote et des timoniers, posant quelques brèves questions ou donnant des conseils.
– Nous aurons le renversement de la marée, peu après avoir passé le banc de corail? demandait-il au pilote.
– Probablement même avant de l’avoir atteint; l’étale est à trois heures ou trois heures un quart au Nhà-Bè.
– Alors vous ferez facilement le coude de l’est; le navire obéit bien à la barre; il ne sera pas nécessaire de manœuvrer avec les hélices.
Quand le commandant me vit, il voulut quitter sa chaise longue ; je le priai, en insistant, de n’en rien faire, l’assurant que s’il n’agissait pas en tout comme si je n’étais point là, sans s’occuper de moi, sans me voir, j’allais descendre immédiatement de la passerelle. Il s’inclina devant la menace. J’engageai la conversation avec un officier, le plus loin possible de la couchette du commandant, me faisant donner certains détails de la construction ou de l’armement du bateau que j’ignorais, prenant des renseignements sur sa récente campagne. Je jetais, par moments, un regard sur le commandant PILLOT, le « père PILLOT », comme on disait dans la marine, avec un mélange de familiarité et de respect. Ses yeux seuls vivaient dans son visage de cire, dans son corps inerte. Mais il voyait tout, il sentait son navire frémir, se mouvoir. Il suivait sa marche sur la carte, n’ayant pas besoin de regarder l’eau et les terres, comprenant, aux mouvements donnés à la barre, aux vibrations de la coque, pomment on s’engageait dans les mille méandres du fleuve, comment on était dévié par les courants. Il appelait l’attention du pilote: – Vous tournez bien vite; prenez garde au haut-fond de la pointe ! Nous calons sept mètres.
Une autre fois, il s’adressait à « l’homme de barre », au matelot qui maniait la roue du servo-moteur place sur la passerelle et qui commande au gouvernail. L’homme exécutait les ordres qu’on lui donnait: – Bâbord, trois tours ! – Tribord, cinq tours! – Tribord, toute! – Droite, la barre! Il le faisait avec une précipitation qui inquiétait le commandant.
– Ne va donc pas si vite, lui disait-il; il faut donner à la barre le temps d’évoluer.
Et toujours les commandements du pilote revenaient, le fleuve présentant constamment des coudes très prononcés, souvent brusques et difficiles à faire. L’officier de quart surveillait l’exécution avec d’autant plus de soin que les indications du pilote étaient faites dans le lungage usité sur les bateaux de commerce, auquel les marins de nos navires de guerre ne sont pas habitués. Les tours de roue du servo-moteur correspondent au nombre de degrés dont se déplace la barre, lesquels degrés sont marqués par une aiguille sur le cadran placé en face de l’homme de barre. Dans la marine de guerre, les indications sont données par rapport aux degrés du cadran: dans la marine du commerce, c’est le nombre de tours de roue du scrvo-moteur qu’on compte. En outre, ici, l’on dit droite et gauche; là, on dit tribord et bâbord. Lorsque la barre doit être tenue sans inclinaison à gauche ou à droite, les marins de la guerre donnent le commandement: – Zéro! tandis que, sur les navires de commerce; on commande: – Droite! et on peut le faire sans confusion possible, l’inclinaison de la ‘barre étant indiquée’par les mots bâbord et tribord.
Il doit traduire dans le langage qu’il a l’habitude d’entendre de la bouche de ses officier, sous cette forme: – A gauche, six!
On lui commande: – Droite, la barre !
Il est accoutumé à entendre simplement: – Zéro !
De là un retard possible dans l’exécution ou une erreur d un moment, qui peut être dangereuse, si fugitive soit-elle, lorsqu on suit une rivière sinueuse ou qu on manœuvre au milieu de bateaux. De là aussi, la surveillance exercée dans les cas semblables à celui où nous nous trouvions.
Nous allions atteindre le bas de la rivière; les sommets du Cap Saint-Jacques se voyaient distinctement, par-dessus les terres, depuis quelque temps déjà. Il restait deux tournants successifs à faire. On abordait le premier; le pilote commanda: – Tribord, cinq tours!… dix !
Un chuchotement entre l’homme de barre et le maître placé près do lui ; puis l’officier s’approche rapidement et s’écrie: – La barre n’obéit plus!
De commandant était couché, les yeux mi-dos; il avait l’apparence d’un cadavre. L’exclamation de l’officier n’était pas achevée qu’il se trouvait debout, comme mù par un ressort. Il n’était plus malade; ses jambes ne faiblissaient pas. C’était un homme possédant tous ses moyens, ayant toute sa présence d’esprit. Avant que le pilote ait eu le temps de dire un mot, il avait d’un geste impérieux indiqué à chacun sa place, et brusquement: – Machine bâbord, stop ! Tribord, en arrière, en route !
Le navire court droit sur la terre… Deux quartiers-maîtres sont aux tableaux de commandement des machines et transmettent immédiatement les ordres. Une sonnerie, et le mouvement d’une aiguille sur le tableau de gauche dit que la machine qui fait mouvoir l’hélice de bâbord est arrêtée; puis, presque aussitôt, le tableau de droite indique que l’hélice de tribord marche en arrière, à la vitesse de route. La marche du navire se ralentit et il dessine un mouvement sur la droite, sur tribord, vers le coude de la rivière. Son avant n’est pas à deux cents mètres de la rive; mais la vitesse est de plus en plus faible et, sous l’action de l’hélice de tribord, le mouvement à droite s’accentue. Nous avons évité de nous jeter sur la terre.
– Bâbord en avant, demi-vitesse ! dit le commandant.
Puis, s’adressant à un des limoniers: – Dites au chef mécanicien que je le demande sur la passerelle.
Le navire pivote doucement sur place. Il va être bientôt dans l’axe de la rivière, la courbe faite. Un nouveau commandement: – Tribord, stop!… Tribord, en avant, le plus doucement possible! Bâbord, en avant, le plus doucement possible.
Et nous allons droit devant nous, maintenant, à petite vitesse, au milieu de la rivière qui préspntc une partie rectiligne de près d’un kilomètre, avant le coude final.
La différence des commandements se saisit vite. Pourtant, quand il s’agit pour un homme de l’exécuter sans prendre le temps de réfléchir, sans hésiter, il est bon d’y regarder à deux fois. On lui commande: – Bâbord, six tours !
Le commandant donne l’ordre d’« armer » la barre de combat. C’est un appareil qui commande au gouvernail, comme celui de la passerelle, mais qui est placé sous le pont cuirassé du croiseur. On transmet les ordres d’en haut par un porte-voix. La barre de combat est armée, ce qui veut dire que les hommes qui doivent la manier sont près d’elle et qu’elle est en état de fonctionner. C’est l’expression employée pour le navire lui-même; il est armé quand il a à bord tout ce qui lui est nécessaire, en personnel et en matériel, pour prendre la mer. Dans les mêmes conditions, on arme une embarcation pour aller à terre. Un mot non moins usité dans la marine est celui de « parer ». On pourrait dire qu’il remplace le verbe préparer; mais il a une acception beaucoup plus générale, un sens plus étendu. Dans parer à virer, parer à manœuvrer, la signification de parer est bien celle de préparer, se préparer à; mais on dit le canot est paré pour annoncer qu’il est prêt; l’ancre est parée signifie que l’ancre est disposée pour être jetée à l’eau…
L’Isly marche, en ce moment, comme il le ferait dans un combat si l’appareil de direction de la passerelle avait subi une avarie ou simplement si l’on ne voulait pas exposer les hommes. Les machines, qui allaient d’abord à leur vitesse la plus réduite, ont été mises à l’allure de demi-vitesse. Le chef mécanicien, un officier du grade de lieutenant de vaisseau, est accouru à l’appel du commandant, qui lui dit, en désignant l’homme de barre: – C’est cet imbécile qui a dû provoquer l’avarie par sa brutalité ; il ne faudra plus le mettre à la barre.
Il paraît que c’était bien à l’ « imbécile » en question qu’était dû l’accident. On en eut vite, d’ailleurs, trouvé la cause et le remède. Dix minutes après, tout était remis en état. Le commandant, que le souci de la sécurité de son bateau avait galvanisé, qui s’était montré extraordinaire de rapidité dans le coup d’œil et la decision, de précision dans la manœuvre, regagna sa chaise longue sur laquelle il se laissa tomber. On n’avait pins besoin de lui; il s’abandonnait, et c’était presque un mourant qui était étendu devant nous.
Pendant les jours que nous avons passés ensemble sur l’Isly, j’ai appris à connaître le commandant PILLOT. Comme la plupart des vieux marins, il avait l’âme héroïque et naïve. La vie entre le ciel et l’eau, avec le vaste horizon devant les yeux, la mort toujours possible près de soi, élève la pensée, la soustrait aux idées mesquines ou basses, aux calculs de l’intérêt personnel. Ajoutez, pour un officier, tout ce que donne de trempe au caractère la continuelle responsabilité, l’initiative toujours nécessaire dans la conduite du bateau, souvent exercée à terre dans les conditions les plus délicates alors qu’on est loin du pays, l’habitude du commandement et la sollicitude dont il faut entourer des hommes dévoués, disciplinés, dont l’existence est entre les mains du chef. On n’emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers ; mais le navire est un morceau de la patrie. On le conduit dans des mers lointaines avec, partout autour de soi, des étrangers, des rivaux, des ennemis d’hier ou de demain. Et c’est la fierté nationale, le patriotisme ardent qu’on respire, sur ce coin de France qu’est le bateau de guerre, à l’ombre du pavillon, de la flamme tricolore qui se déploient orgueilleusement et joyeusement dans l’air.
Les qualités du cœur doivent se développer aussi chez le marin; on s’aime à bord; il règne une atmosphère affectueuse qui va du chef aux hommes et des hommes au chef. Moralement, l’officier exerce une autorité toute paternelle sur le matelot; il sait ce qu’il est, d’où il vient, quelle est sa famille, quels sont ses projets d’avenir; il le conseille et le protège. Mais par contre, physiquement, le matelot traite souvent en enfant son petit officier, il faut voir comme il le prend dans ses bras ou sur son dos pour, lui éviter de barboter dans l’eau ou dans la vase en gagnant la terre ferme, comme il veille sur lui et l’entoure de soins dans les moments difficiles, lorsqu’on est à terre, que tout confortable manque, parfois les vivres ou un abri pour la nuit. J’ai eu sons les yeux, dans ces occasions, des scènes vraiment louchantes de dévouement ingénieux.
… en suite dans la partie 2 …
LIRE LA SUITE:
◊ L’Indochine française – TONKIN – Partie 2.
NOTES:
1: … mis à jour …