Mes SOUHAITS pour l’École Française d’Extrême-Orient
Par MICHEL BRÉAL1
Membre de l’Institut, Académie des Inscriptions et Belles lettres.
Les parents et les parrains d’un enfant nouvellement venu au monde aiment à former des projets pour son avenir, et, avant qu’il ait usé ses premières bavettes, ils lui ont déjà tracé tout un progamme de vie et rattaché à lui de fructueuses combinaisons. C’est ce que le lecteur pensera sans doute en lisant ces lignes, où l’un des amis de la première heure va exposer ce qu’il entrevoit, ce qu’il ambitionne et ce qu’il souhaite pour l’École de Saigon.
Cette école a été fort judicieusement appelée “d’Extrême-Orient”. Elle n’est donc pas enchaînée à un seul pays ni à une seule tâche. Et déjà elle l’a montré en envoyant un de ses élèves, le premier en date, à Pékin, pour y étudier sur place, comme un volcan en éruption, cette civilisation chinoise actuellement en pleine ebullition. D’antre part, le Directeur ne paraît pas d’humeur à imiter les directeurs d’écoles qui font consister leurs fonctions dans une assiduité plus ou moins prolongée à leur bureau. On l’a déjà vu à Java, au Cambodge, au Laos, au Tonkin. D’intelligents et vaillants officiers de notre armée coloniale sont venus apporter leur concours actif, et ce n’est pas non plus d’eux qu’on doit craindre ce que les Latins appelaient umbratilem laborem. M’autorisant de ces précédents, je dirai donc qu’il y a un côté par où l’École de Saigon me paraît destinée à s’étendre, et d’où elle tirera un singulier accroissement de force et de vitalité. C’est de l’Inde que je veux parler. Ce grand et riche pays, qui a failli être notre, n’est pas entièrement perdu pour nous, puisque nous y avons des stations comme Chandernagor2 et Pondichéry3. D’ailleurs en matière d’étude et de science l’Inde n’est la propriété exclusive de personne. Des voyageurs français, allemands, danois, russes, y ont marqué leur trace, et ont travaillé, à coté des Anglais, à en faire connaître le présent et le passé. Puisque aujourd’hui, par la possession de l’Indo-Chine, nous en sommes les plus proches voisins, il est naturel que nous voyions dans ce voisinage un motif pour pousser’ de plus en plus de ce côté nos recherches scientifiques.
Je suppose que nous n’aurons pas de peine à trouver des correspondants à Pondichéry ou à Chandernagor. S’ils veulent envoyer à Saigon leurs communications, le journal où j’écris leur servira d’organe. S’il se trouve parmi les élèves de l’École quelque sanscritiste désireux de lire les textes en compagnie et avec les commentaires d’un brahmane, il s’établira pour un temps dans l’une de nos colonies de l’Inde. Il pourra même se faire qu’à son retour quelque pandit, désireux de voir le pays où ont dominé autrefois ses ancêtres, le suive jusqu’au Cambodge et jusqu’en Cochinchine. Il appartiendra alors à la Direction de voir quels services on peut tirer de ces collègues indigènes.
Pour la connaissance de la religion, du droit, des coutumes, pour l’histoire de la science, y compris la médecine, on aura encore longtemps besoin des éclaircissements qu’un natif seul peut fournir. Aussi doit-on souhaiter que I’École d’Extrême-Orient exerce une attraction assez puissante, pour attirer auprès d’elle quelques-uns des représentants de la science de l’Extrême-Orient. L’Indochine, étant un pays de lettrés, je ne doute pas que pour la partie chinoise ce voeu sera bientôt rempli. Mais il faut en souhaiter autant pour la partie indienne. Quelques gratifications données à propos pourront sous ce rapport être d’un heureux effet. Une bibliothèque généreusement dotée, et qui s’accroîtrait à mesure, servirait de centre à ce groupement de maîtres et de disciples. Ce serait peut-être aller un peu vite que de parler déjà d’une Université orientale à Saigon. Mais quand on se dirige dans le sens des intérêts et des besoins d’un pays, les choses se font parfois plus aisément et plus rapidement qu’on ne suppose: c’est un besoin pour nous de connaître à fond les idées et les croyances d’une population qui est désormais soumise à l’autorité de la France; c’est également un besoin pour cette population de se faire connaître de nous. On a donc le droit d’espérer qu’entre savants d’Europe et lettrés d’Asie un rapprochement se fera, qui contribuera au progrés matériel et moral de la colonie. Il semble que pour les facultés de compréhension et d’assimilation de notre, race il y ait là une grande et belle entreprise à tenter dont l’École de Saigon est le premier jalon.
REMARQUES:
1: BRÉAL, MICHEL (1832-1915) – Linguiste, universitaire; Agrégé des lettres (1856), Docteur des lettres (1863), suppléant d’ERRNEST RENAN à la Bibliothèque impériale, Département des Manuscrits orientaux (1859-1862), Professeur de grammaire comparée au Collège de France (1864-1905); membre de l’Institut, Académie des Inscriptions et Belles lettres (élu en 1875); Inspecteur général de l’Instruction publique pour l’enseignement supérieur (1879-1888); Père d’AUGUSTE BRÉAL (1869-1941); 153 contributions de 1872 à 1939, sujet de 7 publications de 1915 à 2002 (Source DataBNF)
2: Pondichéry ou Puducherry (Pondicherry) est une ville du Sud-Est de l’Inde, capitale du territoire de Pondichéry et principale ville du district de Pondichéry, enclavée au Tamil Nadu. Son intense activité portuaire est liée à son activité de tissage du coton. Sa population municipale, en 2011, était de 244.377 habitants. Son aire urbaine compte quant à elle environ 1 million d’habitants. La principale langue de la ville est le tamoul. Pour des raisons historiques (la ville faisait partie des Établissements français de l’Inde), une minorité francophone non négligeable existe toujours à Pondichéry. (Source: Wikipedia.org)
2: … mis en jour …
NOTES:
◊ Source: Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient, Indochine française. École française d’Extrême-Orient, tome 1, 1901. pp. 7-8.
◊ Tous les citations, les italics et l’image typique en tone sepia ont convié par BAN TU THU – thanhdiavietnamhoc.com.
BAN TU THU
08 /2020