ENSEIGNEMENT – Indochine Française

   En dépit d’un slogan anticolonialiste selon lequel la France avait construit en Indochine « plus de prisons que d’écoles », la présence coloniale s’accompagne d’un effort non négligeable pour répandre l’enseignement. De 1860 à 1917, la colonisation s’accompagne cependant d’une incertitude sur le système scolaire qui conviendrait à l’Indochine1. La colonie de Cochinchine est le théâtre des premières expérimentations: pendant la période du gouvernement militaire de la colonie, les amiraux laissent d’abord péricliter l’enseignement traditionnel, tout en imposant le quốc ngữ dans l’administration. Ils délèguent ensuite l’essentiel des tâches scolaires aux missions catholiques: ce n’est que le 17 novembre 1877, près de vingt ans après le début de la conquête, que le service de l’instruction publique est organisé dans la colonie. Le Lycée Chasseloup-Laubat de Saïgon est créé dans les années 1870, de même que plusieurs écoles primaires. L’enseignement public français coexiste, non sans tensions, avec celui des missions – qui privilégient l’apprentissage du latin et du quốc ngữ, tandis que le français est négligé – et avec l’enseignement traditionnel confucéen qui continue d’être dispensé au Sud. Le chinois est en outre toujours enseigné dans certains établissements rattachés au système éducatif colonial. On dispose, sur cette période, de peu de chiffres fiables sur l’enseignement en Cochinchine: les premières statistiques officielles, qui datent de 1899, évoquent un effectif de 23617 élèves en Cochinchine, tous établissements scolaires confondus. Dans les premiers temps de la colonisation, les écoles françaises attirent notamment des indigènes de condition modeste auxquels l’apprentissage du français offre une possibilité d’intégrer l’administration, donc de promotion sociale2.

   La Cochinchine sert à tous égards de « laboratoire » avec la création, en 1879, de l’enseignement franco-indigène, qui prend modèle sur l’école publique française. Des écoles modernes sont rapidement créées dans les protectorats, mais l’enseignement traditionnel demeure en vigueur en Annam et au Tonkin1. Entre 1870 et 1890, les amiraux gouverneurs tentent par ailleurs d’imposer la langue française à marche forcée en Cochinchine, mais sans succès3. Ce n’est que dans les années 1890 que les Français, jusque-là imbus de la « supériorité » de leur propre civilisation, commencent à réfléchir à un enseignement qui tiendrait compte des cultures des différents pays indochinois1.

   Comme pour les services de santé, le gouverneur général PAUL BEAU apporte une impulsion décisive au développement de l’éducation des indigènes126. C’est sous sa mandature (1902-1908) que l’enseignement franco-indigène est généralisé : il est créé en 1904 au Tonkin, en 1906 au Cambodge, et en 1906 en Annam et au Laos. Sous l’impulsion des loges maçonniques d’Indochine et de Métropole, BEAU crée en 1905 le Conseil de perfectionnement de l’enseignement indigène et, le 31 mai de l’année suivante, promulgue une réforme qui fait du quốc ngữ le support écrit de l’enseignement vietnamien4. Les idéogrammes, relégués au rang d’objet d’études, déclinent rapidement. Des notions élémentaires de français sont introduits à tous les degrés de l’enseignement. En 1907, BEAU crée l’université de Hanoï; celle-ci n’accueille cependant que peu d’étudiants et est fermée au bout d’un an, en raison des nouveaux soulèvements nationalistes. Ce n’est qu’en 1917 qu’elle est rouverte, une fois réorganisée. L’université indochinoise, où sont enseignés entre autres la médecine, la pharmacie, le commerce, les finances, le droit, l’administration et les beaux-arts, s’affirme alors comme un lieu de formation des cadres administratifs indigènes. Les étudiants y sont en majorité vietnamiens et français, avec quelques Khmers et Lao1.

   Vers la fin de la Première Guerre mondiale, une nouvelle réforme de l’enseignement vise à généraliser l’apprentissage du français, qui doit avoir un rôle de langue véhiculaire et dont la maîtrise est indispensable pour accéder aux études supérieures. Le règlement de 1917 prévoit de l’enseigner dès la première année de l’école élémentaire – école de village – mais du fait du manque de moyens, l’initiation à la langue française est renvoyée, dès 1924, à la 3e année du cycle. Le français est enseigné de manière obligatoire à partir du primaire dans les écoles franco-indigènes3.

   L’enseignement moderne s’implante avec un certain succès dans les capitales et les villes, mais il a plus de difficultés à pénétrer dans les campagnes, où les écoles communales n’existent parfois que sur le papier. Les concours littéraires traditionnels, destinés au recrutement des mandarins en fonction de leur connaissance des valeurs confucéennes, subissent la concurrence des nouvelles filières scolaires. Peu à peu dévalorisés en tant que voies de promotion sociale, ils attirent de moins en moins de candidats et finissent par disparaître: le dernier concours triennal est organisé à Hué en 1919. L’adoption du quốc ngữ et la disparition des concours séparent l’élite dirigeante vietnamienne des références d’origine chinoise, et plus largement de la culture confucéenne. Les écoles officielles du gouvernement de l’Annam sont elles aussi supprimées en 1919 et remplacées par les écoles franco-indigènes dépendant du protectorat1.

  Le système scolaire est notamment développé sous l’impulsion du gouverneur général ALBERT SARRAUT, qui se fait pendant ses deux mandats le champion de l’instruction et de la méritocratie républicaine116. Le règlement général de l’instruction publique, adopté le 21 décembre 1917, constitue la « charte » de l’enseignement indochinois. L’instruction n’a pas pour base l’école française, qui est rarement accessible aux jeunes colonisés, mais l’enseignement franco-indigène, dont les finalités, clairement exposées dans le règlement général, sont d’apporter jusque dans les villages des savoirs écrits aux contenus contrôlés, de diffuser des connaissances modernes minimales, et enfin d’adapter les élites indigènes aux fonctions qui leur reviennent dans le système colonial5.

  Malgré des difficultés persistantes pour faire progresser l’enseignement dans les campagnes, les effectifs scolaires augmentent de façon constante à partir de 1930. La priorité est données à l’enseignement primaire, prolongé par deux filières plus sélectives, le primaire supérieur et le secondaire « local », lequel débouche sur un baccalauréat également « local ». Seule une minorité très réduite d’élèves indigènes accède à l’université. Si le système crée bien une élite moderne en Indochine, celle-ci a des effectifs très minces et est essentiellement issue de l’enseignement primaire; le développement de la scolarité en Indochine permet notamment de former de nombreux fonctionnaires subalternes. En 1930, 34.371 candidats sont reçus au certificat d’études élémentaires indigènes – dont 16.933 avec la mention « français » – et 4379 au certificat d’études primaires franco-indigènes. Ils ne sont cependant, cette année-là, que 648 à obtenir le diplôme d’études primaires supérieures franco-indigènes et 75 le « baccalauréat local ». Le développement de l’enseignement primaire supérieur a cependant un rôle important pour garantir l’ascension sociale des colonisés; il contribue à créer une petite bourgeoisie indigène – essentiellement vietnamienne – de fonctionnaires et d’employés, mais aussi, dans les années 1930, de « révolutionnaires professionnels ». L’enseignement secondaire joue un rôle analogue et permet l’émergence de professions libérales dans la population locale5.

   Les écoles publiques sont doublées d’établissements privés – catholiques ou laïques – dont l’existence est antérieure et le nombre plus important. Le nombre d’élèves de l’enseignement public au Vietnam dans le primaire s’élève de 126.000 en 1920 à plus de 700.000 en 1943-1944. Dans le secondaire, de 121 en 1919, leur nombre atteint 6 550 en 1943-1944. Au Cambodge, 15.700 enfants sont scolarisés dans le primaire public en 1930 ; ils sont 32.000 en 1945. C’est également au Cambodge que l’instituteur français LOUIS MANIPOUD réforme avec succès les écoles de pagodes (bouddhiques) en introduisant des matières modernes dans le cursus traditionnel; ces écoles rénovées accueillent 38.000 élèves en 1939 et 53.000 en 1945. Toutefois, les campagnes ne sont pas – sauf en Cochinchine – dotées d’un réseau scolaire serré: en 1942, 731.000 enfants seulement sont scolarisés sur une population totale de 24,6 millions. En 1940, le groupe des diplômés de l’enseignement supérieur ou spécialisé est évalué à 5.000 personnes. L’université indochinoise connaît, elle aussi, un accroissement d’effectifs (de 457 en 1938-1939, le nombre d’étudiants atteint 1.575 en 1943-1944). On peut y ajouter les fonctionnaires (16.941 en 1941-1942), les enseignants (16.000 en 1941-1942), tous issus de l’enseignement primaire supérieur ou secondaire, ou de l’université6.

   L’enseignement se diffuse cependant beaucoup plus vite dans les trois pays vietnamiens qu’au Cambodge et au Laos, surtout en ce qui concerne le secondaire. Ce n’est qu’en 1930 que des étudiants cambodgiens – issus de l’élite, puisqu’il s’agit de deux princes et de quatre futurs ministres – obtiennent leur diplôme d’un lycée français de Saïgon. Il faut attendre 1936 pour que soit ouvert à Pnohm Penh le lycée Sisowath7, où les élèves vietnamiens sont en outre aussi nombreux, sinon plus, que les Khmers8. Trois ans plus tard, on ne compte encore qu’une demi-douzaine de bacheliers au lycée Sisowath, et une douzaine seulement de Cambodgiens suivent des études universitaires à l’étranger. Cependant, bien que lente et tardive, cette diffusion de l’éducation contribue à faire apparaître un embryon d’élite intellectuelle au Cambodge7. Le Laos ne possède, en 1939, qu’un seul établissement secondaire, le collège Pavie de Vientiane, qui scolarise environ 500 élèves dont la moitié seulement sont laotiens8.

   ALEXANDRE VARENNE, gouverneur général de 1925 à 1928, s’attache à augmenter le nombre d’écoles tout en recommandant aux enseignants de ne pas apprendre aux indigènes que « la France est leur patrie » et de veiller à ce qu’ils aient « un enseignement asiatique qui leur soit utile dans leur pays »9. Dans l’entre-deux-guerres, les limites de l’enseignement en Indochine – l’université de Hanoï ne propose aucun cursus doctoral – pousse un nombre croissant d’étudiants à suivre des études en France. Leur nombre augmente nettement dans les années 1920, et plusieurs dizaines de boursiers, principalement vietnamiens et en majorité cochinchinois, partent chaque année. Une fois revenus de Métropole, les intellectuels « retour de France » jouissent d’un prestige notable auprès de leurs compatriotes10.

   Les effets positifs de l’enseignement en Indochine y côtoient d’autres plus contestés. Les programmes d’histoire n’échappent pas à « Nos ancêtres les Gaulois » et l’« heure de littérature annamite » est consacrée à l’enseignement de valeurs confucéennes conservatrices. En outre, malgré ces progrès, l’école est très loin de toucher l’ensemble, ou même la majorité, de la population: en 1939, un peu moins de 20 % de la jeunesse indochinoise est scolarisée11. Le nombre d’analphabètes demeure très élevé12. Les inégalités sociales perdurent en milieu universitaire, et les bourses d’études en France bénéficient surtout aux enfants issus des classes supérieures indigènes, notamment à ceux des familles mandarinales10. Enfin, le rôle de l’instruction dans la formation d’une élite indigène, est, à terme, générateur de tensions. Chez les colons, qui se méfient des effets de l’instruction sur les colonisés ; chez les autochtones ensuite, qui constatent que leur instruction ne les empêche pas de demeurer confinés à un rang social inférieur tandis que les « petits Blancs » continuent de bénéficier de passe-droits. Les jeunes intellectuels indigènes, y compris ceux ayant étudié en Métropole, s’aigrissent de ne pas pouvoir accéder à des postes de responsabilités en dépit de leurs diplômes14.

   Dans les années 1920 et surtout 1930, du fait de la résistance rencontrée auprès de peuples de cultures anciennes, et aussi de la poussée en Europe de certaines idées subversives, des modifications sont apportées aux programmes d’enseignement6, pour les adapter davantage aux élèves indigènes: avec le temps, l’administration coloniale se rend compte de l’absurdité de vouloir changer les Indochinois en Français. En 1930, le gouverneur général PASQUIER exprime ses doutes sur ce point: « Depuis des milliers d’années, l’Asie possède son éthique personnelle, son art, sa métaphysique, ses rêves. Assimilera-t-elle jamais notre pensée grecque et romaine? Est-ce possible? Est-ce désirable? […] Nous, Gaulois, nous étions des barbares. Et, à défaut de lumières propres, nous nous sommes éclairés, après quelques résistances, à celles qui venaient de Rome. Le liant du christianisme acheva la fusion. Mais en Asie, sans parler des éloignements de race, nous trouvons des âmes et des esprits pétris par la plus vieille civilisation du globe »1.

REMARQUES:
1:  Brocheux et Hémery 2004, p. 214-218.
2: Charles Fourniau, Trinh Van Thao, Le contact franco-vietnamien: Le premier demi-siècle (1858-1911), Presses universitaires de Provence, 2013, p. 65-66.

3:  Trinh Van Thao, « L’enseignement du français dans le secondaire et le supérieur au Vietnam de 1918 à 1945 : un état des lieux », revue Documents no 25, 2000.
4: Louis Marie Nicolas Péralle, inspecteur de l’enseignement en Cochinchine, est l’auteur d’une méthode de lecture du quốc ngữ.

5:  Brocheux et Hémery 2004, p. 218-221.
6:  Pierre Brocheux, « Un siècle de colonisation », L’Histoire, avril 2004.
7:  Chandler 2011, p. 153-156.

8:  Brocheux et Hémery 2004, p. 240-242.
9: Jean-Pierre Caillard, Alexandre Varenne : une passion républicaine, Le Cherche-Midi, 2007, p. 126.
10:  Trinh Van Thao, L’École française en Indochine, Karthala, 2000, p. 272-275.

11:  Montagnon 2016, p. 181-182.
12:  Brocheux et Hémery 2004, p. 232.
13:  Brocheux et Hémery 2004, p. 236-239.
14:  Dalloz 1987, p. 33.

BAN TU THU
08 /2020

NOTES:
◊  Source:  Wikipedia.
◊  Les impressions, les italiques et l’image typique en ton sepia au debut de l’article ont été defini par BAN TU THU – thanhdiavietnamhoc.com.