Connaissance du Vietnam – INTRODUCTION
PIERE HUARD
École Française d’Extrême Orient, Hanoi 1954
La vie de l’animal consiste, simplement, en une adaptation directe et définitive à un milieu qu’il laisse tel qu’il la trouvé. Chez l’homme, “cet être unique”, il y a bien adaptation au milieu, mais il y a aussi révolte, c’est-à-dire invention de moyens matériels et conception de fins spirituelles devant assurer la permanence des groupements humains et empêcher leur élimination d’une nature hostile. Ainsi naissent la civilisation et Ia culture.
La civilisation représente l’ensemblentes moyens, inventions et découvertes, par lesquels un peuple organise sa vie extérieure. À la culture, qui est une certaine manière de vivre la vie et d’orner les loisirs, se rattache une somme do créations indépendantes de facteurs purement biologiques par lesquelles un groupe ethnique cherche à exprimer ses tendances les plus intimes, ses besoins spirituels et ses conceptions cosmologiques.
Chaque civilisation a sa formule démographique, sa manière d’être de vivre et de mourir, son style de vie et son niveau culturel particulier. La dignité et l’intelligence humaines ne se mesurent pas à l’élévalion du niveau de la vie et un très haut degré de civilisation peut coïncider avec un médiocre degré de culture. Dans ce cas, il y a abaissement et dégradation des connaissances en vue de diffusion aux masses. Un degré supérieur de culture n’admet pas la vulgarisation. Il élève les hommes au-dessus d’eux-mêmes pour qu’ils soient les plus nombreux possible à accéder aux joies de l’esprit. Il peut avoir connue substratum un confort matériel très faible à tendances ascétiques. C’est le cas du Viêtnam et en particulier de la région rurale du Nord, pauvre et surpeuplée. Comme la fait remarquer P. Gourou, malgré sa misère, elle ne vit pas dans la laideur, malgré la recherche effrénée du bénéfice le plus modeste et l’humble acceptation d’une lâche peu rémunératrice, elle a conçu une civilisation équilibrée et raisonnable qui manque à des pays beaucoup plus évoluées et une culture d’inspiration chinoise, comparable à toutes les grandes cultures classiques.
La culture et Ia civilisation vietnamiennes constituent donc cet univers conventionnel dont les Viêtnamiens sont, à la fois, les créateurs et les créatures. Collées à eux, elle se sont insérées dans Ia durée de l’histoire et elles sont devenues, autant pour les nationaux que pour les étrangers, “le monde commun à tous” dont parlait Aristote, le cadre imposé aux activités diverses s’exerçant au Viêtnam et dans lequel chacun doit s’intégrer. Si cette intégration est incomplète, il y a déséquilibre entre l’individu et ce “monde commun” et les sources de conflit ne peuvent être écartées.
Vulgariser les faits essentiels de Ia civilisation et de Ia culture vietnamiennes, dont l’étude est devenue obligatoire dans tous les établissements scolaires france-viêtnamiens du premier et du deuxième degré, c’est aider à la compréhension d’une partie de ce “Monde”. Des tentatives ont été déjà entreprises dans ce sens et l’on doit à Nguyên-văn-Huyên l’une des meilleures.
Nous n’avons nullement l’intention de recommencer son oeuvre. En attendant la rédaction par des savants viêtnamiens d’une Encyclopédie viêtnamienne qui de plus en plus s’impose, notre but est simplement de fournir un instrument de travail à tous ceux qui sont curieux de savoir comment vivait le Viêtnam traditionnel.
Nous avons attaché une grande importance à l’iconographie. Les grands ouvrages d’Henri-J. Oger (1908) et de J.G. Besson (1938) ne nous ont été que d’un faible secours. Nous avons tiré un grand nombre de nos illustrations soit de l’oeuvre posthume du regretté Georges Dumontier (1850-1904), soit de la chrestomathie d’Ed. Nordemann (1850-1914), soit encore d’un cours de langue viêtnamienne de Tissot. Leurs figures au trait, sobrement dessinées, présentent un cachet typiquement viêtnamien.
Notre travail s’est volontairement arrêté au début du XX siècle, au moment où, comme toutes les cultures de l’Extrême-Orient, la civilisation viêtnamienne a été submergée par la civilisation occidentale. A cette époque, l’économie viêtnamienne restait une économie rurale qui, depuis mille à deux mille ans, avait dépassé le stade n’éolithique pour stationner en circuit fermé au stade pré-industriel. La substitution progressive du camion au portage et de la marchandise étrangère au produit local, consommé par le producteur, a attaqué gravement, au Viêtnam comme en Europe, la stabilité des agglomérations campagnardes qui subsistaient presque entièrement par elles-mêmes avec un style de vie et des techniques venues des profondeurs de la préhistoire (Varagnac).
Sous une apparente résorption de leur morphologie extérieure, des parties importantes de la culture traditionnelle ont été simplement refoulées, avec un traumatisme plus au moins violent. Le charme d’un climat de dépendance séculaire, exprimé dans une administration « père et mère » du peuple, a été rompu et la « psyché » viêtnamienne a subi un ébranlement profond, auquel la révolution et la guerre civile ont donné une immense ampleur. Nous n’avons pas à nous occuper ici de ce bouleversement. Nous avons simplement à nous demander si, à la faveur de ces dures expériences, la culture viêtnamienne est capable, comme la culture occidentale l’a fait depuis longtemps déjà, de s’expliquer avec la réalité.
Réalise-t-elle que l’une des fonctions de l’humanité est la plasticité, la création incessante de nouvelles valeurs culturelles par adaptation aux circonstances dans tous les domaines: scientifique, émotionnel, esthétique, religieux et technique?
C’est probable, car de nombreux intellectuels viêtnamiens ont acquis l’autocritique suffisante pour pénétrer en toute objectivité leurs traditions, en faire un objet d’études et conquérir ainsi leur indépendance vis-à-vis d’elles-mêmes.
L’usage des méthodes scientifiques n’implique nullement une élimination totale de la religion et du sacré, élimination qui s’est avérée dangereuse. La Raison ne crée pas ses propres thèmes. Elle les reçoit du Mythe, mode de connaissance affective, parallèle à la connaissance rationnelle qu’il complète. Les élites viêtnamiennes actuelles doivent donc affirmer tous les éléments de leur culture propre, « non pour résister à la culture occidentale, mais pour l’accepter et l’assimiler véritablement, en user comme de leur nourriture et non pas en faire leur fardeau, se rendre maître de cette culture et ne pas vivre à son orée, comme des compulseurs de textes et des dévoreurs de livres» (Rabindranath Tagore). Elles savent aussi l’importance de la science et de la technologie dans le comportement de l’homme contemporain.
A ce point de vue, les aptitudes séculaires du Viêtnam se trouvent, actuellement, dans des conditions très favorables pour donner à ces facteurs délaissés par sa civilisation l’importance qu’ils méritent. Mais la technique et la civilisation mécaniques ne sont pas neutres. Elles peuvent, suivant l’usage que l’on en fait, libérer l’esprit de ses attaches trop étroites avec la vie matérielle aussi bien que déshumaniser l’homme.
Le souci constant qu’a montré au cours des siècles la culture viêtnamienne de n’assimiler aucun élément étranger (hindou, chinois, cham ou occidental) sans essayer de lui imposer son cachet personnel est une garantie qu’elle a la cohésion suffisante pour résister aux pressions extérieures et pour continuer à exprimer le rapport si particulier qu’elle a établi entre les trois puissances de la Nature (tam tài): le Ciel, la Terre et l’Homme.
Bibliographie
+ H. Oger. Introduction générale à l’étude de la technique du peuple annamite, essai sur la vie matérielle, les arts et industries du peuple d’Annam, Paris, Geuthner, 1908.
+ Ed. Nordemann. Chrestomathie annamite, Hanoi, 1904.
+ Jules-G. Besson. Monographie destinée de l’Indochine (Tonkin, Annam, Cochinchine), Paris, Geuthner, 1938.
+ H. Tissot. Cours supérieur d’annamite, Hanoi, 1910.
+ Nguyễn-văn-Huyên. La civilisation annamite, Hanoi, 1943.
+ A. Varagnac. Civilisation traditionnelle et genre de vie, Paris, 1948.
REMARQUES :
1: PIERRE HUARD (1901, Bastia – 1983, Paris, 82 ans) est un médecin (chirurgien et anatomiste), historien de la médecine et anthropologue français, longtemps en poste en Indochine, doyen de plusieurs facultés de médecine (Hanoï, Paris), recteur de l’Université de Cocody, pionnier de l’histoire de la médecine.
VOIR TOUS LES DÉTAILS, SVP: Pierre HUARD.
2: MAURICE DURAND (1914, Hanoi – 1966, Paris, 52 ans) était un linguiste franco-vietnamien né à Hanoï.
VOIR TOUS LES DÉTAILS, SVP: Maurice DURAND.
NOTES :
◊ Source: Connaissance du Vietnam, P. HUARD & M. DURAND. Paris, Imprimerie Nationale. École Francaise d’Extrême-Orient, Hanoi, 1954.
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BAN TU THƯ
05 /2022